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[ENTRETIEN] Quels dispositifs artistiques pour les personnes âgées fragiles ? Entretien avec Fanny Tuchowski, PhD




Durant 5 années, la chercheuse et plasticienne Fanny Tuchowski a étudié des dispositifs artistiques proposés par des artistes professionnels à des personnes âgées, qui avaient notamment pour particularité qu’ils ne relevaient pas de l’art-thérapie.



Son terrain d’enquête fût l’Hôpital de Jour des Fragilités et de la Prévention de la Dépendance de la Grave à Toulouse, qui encourage les patients dépistés fragiles à s’engager dans des ateliers artistiques qui s’inscrivent dans une nouvelle manière de penser ces interventions et d’appréhender les personnes âgées.


Plus précisément, Fanny Tuchowski a étudié dans un premier temps des ateliers artistiques déjà mis en place en musique, chant et danse, et a ensuite observé plusieurs prototypes qu’elle a co-designés : un atelier de danse relais destiné aux personnes fragiles sortant de la prise en charge du CHU, un atelier de théâtre pour les patients de l’Hôpital de Jour, ainsi qu’un workshop intergénérationnel.


C’est avec grand intérêt que nous avons lu la thèse très éclairante de Fanny Tuchowski (soutenue en 2018 à l’Université de Toulouse Le Mirail). Nous nous sommes entretenues avec elle sur les enjeux de ces dispositifs, leurs impacts et les conclusions qu’elle en a tirées.



Annabelle Türkis (AT) : Pouvez-vous, en quelques lignes, décrire votre parcours et comment votre sujet de thèse s’y inscrit ?


Fanny Tuchowski (FT) : J’ai un parcours en art, histoire de l’art et archéologie, les Beaux-Arts, une licence et un master en arts plastiques. Durant le master, je me suis intéressée à la place de l’artiste comme tiers dans le processus de création, notamment avec des personnes ayant des parcours migratoires. La thèse a prolongé cette réflexion sur la place des artistes dans les parcours de vie de personnes fragilisées.


AT : Quel était l’objet de votre thèse ?


FT : Basée sur une récolte de données de terrain, ma thèse portait sur trois aspects principaux : l’expérience vécue des participants, le positionnement pédagogique des artistes, mais aussi les conditions de réussite de ces dispositifs.


A l’issue de près de cinq années de recherche, mon objectif était de tenter de d’apporter des réponses aux questions suivantes :


  • Quels effets les ateliers artistiques peuvent avoir sur le public fragile ?

  • Quels sens et quelles valeurs ces personnes accordent-elles aux ateliers ?

  • Les dispositifs affectent-ils les représentations des participants (de soi-même, des autres, du vieillissement, etc.) ?

  • Quels sont les atouts et les limites de ces dispositifs ?



AT : Nous reviendrons plus tard sur la question des impacts et des conditions de succès de ces ateliers. Mais tout d’abord, au moment où vous avez soutenu votre thèse, quel était en quelques mots l’état de la recherche sur le sujet ?


FT : Depuis plusieurs années, un certain nombre d’études mesure les effets thérapeutiques de l’art sur la santé, mais peu d’études abordent les pratiques artistiques (arts plastiques, danse, théâtre, etc.) menées par des artistes professionnels.


Aujourd’hui, on peut voir que les choses bougent en France et à l’international, notamment depuis le rapport de l’OMS sur l’impact bénéfique de la culture sur la santé (2019), mais à ma connaissance, le problème dans les études - notamment en France - c'est de mélanger les pratiques : lecture, jardinage, musée, cinéma, pratique artistique et culturelle... et lorsque les études se resserrent sur les pratiques, c'est encore mélangé : intervenant professionnel, profane, animateur, etc. On ne parle alors plus de la même chose.

Pour moi, il y a un vrai besoin de développer les études sur l’implication d’artistes professionnels auprès des publics vulnérabilisés, notamment âgés, afin d’en démontrer les effets bénéfiques en matière de prévention ou de traitement.

AT : Dès qu’on parle d’art dans le contexte du soin, on a tendance à penser “art-thérapie”. En quoi les ateliers que vous avez observés se distinguent-ils de l’art-thérapie ?


FT : Effectivement, en France, lorsque l’art est au contact du soin, il semble automatiquement devenir thérapeutique. Il y aurait donc une certaine dichotomie entre, d’un côté, une création dite fondamentale, qui s’inscrit dans les réseaux classiques du système de l’art, et, de l’autre, des interventions artistiques thérapeutiques. Cette vision n’est pas partagée par le Canada par exemple, où on forme d’ailleurs les étudiants en art à pouvoir penser des interventions hors milieu artistique.


Pourtant, nous constatons depuis un certain nombre d’années la multiplication des résidences et des projets artistiques en milieux médico-sociaux sans qu’ils soient pour autant de l’art thérapie. Je pense au projet de centre d’art LBO qui est assez repéré aujourd’hui, mais aussi à la DRAC qui finance et soutient des projets au travers du dispositif Culture Santé.


AT : Alors qu’est-ce qui les distingue en quelques mots ? 


FT : Je dirais que l’art-thérapie, sans aucun jugement de ma part, emploie l’art comme support au service d’une thérapie ; la personne est d’ailleurs souvent perçue comme un “patient”. A l’inverse, dans les ateliers menés par des artistes professionnels, les personnes ne sont pas considérées comme des patients, mais comme des participants. D’ailleurs, le personnel médical lui-même en souligne les vertus, mais aussi les participants eux-mêmes.


Autre aspect qui me semble important : quelles que soient les problématiques sociales, médicales ou les handicaps, les artistes professionnels orientent leurs séances en fonction des ressources et facultés des participants, pour les emmener dans un processus de création. D’après les retours que j’ai eus, cela contribue au fait que les participants se sentent comme des explorateurs pourrait-on dire, plutôt que des malades.


AT : Pouvez-vous expliquer le concept de fragilité dans ce contexte et en quoi il est pertinent pour aborder les problématiques de l’âge ?


FT : La fragilité est un état complexe qui ne relève pas de la maladie, on parle d’ailleurs de syndrôme de la fragilité. C’est un processus silencieux qui peut amener progressivement vers la dépendance si rien n’est mis en place pour y remédier. Si la fragilité est réversible, ça n’est pas le cas de la dépendance. La prévention est donc essentielle, au même-titre que le dépistage et la prise en charge.


Même si ce concept peut varier de pays à pays, il permet d’intégrer l’hétérogénéité de la population âgée sans la catégoriser en fonction des âges, ce qui souvent n’a pas de sens, tant les réalités sont différentes au sein d’une même catégorie.

Pour citer à nouveau le Canada, l’Initiative canadienne sur la Fragilité et le Vieillissement menée en 2004 envisage à ce titre la fragilité sous une lumière globale : “Les facteurs biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux qui sont en interaction au cours de la vie d’une personne (…).”


Il s’agit donc là d’un syndrome multidimensionnel qui permet de penser la personne âgée et les propositions en matière de politique de prévention de manière globale. Cela nous invite donc à penser des réponses variées.


AT : Pourriez-vous décrire en quelques mots un dispositif artistique que vous avez observé / ou co-conçu ?


FT : J’ai travaillé de près avec une chorégraphe et danseuse, Sabine Bouchet, pour mettre en place une continuité d’activité après la fin de la prise en charge de l’hôpital de la prévention.


Il s’agissait de prendre en considération les spécificités des corps, mais aussi du besoin de poursuivre la progression artistique.

C’est cet équilibre qui me semble aussi intéressant que délicat pour les artistes. Il faut, comme pour tous les publics, savoir amener les participants à sortir des chemins, les pousser sans les brusquer, tout en gardant une exigence artistique qui doit rester souple.


AT : Quels sont, d’après vous, les principaux freins à la participation des personnes âgées à ces dispositifs ?


FT : Parmi les obstacles les plus évidents pour les personnes vivant à domicile, figurent la situation géographique des activités et les transports en soirée qui ne permettent pas aux aînés de se déplacer aisément.


Le prix des activités - même celles proposées par les MJC - est aussi un frein non négligeable.

Par ailleurs, j’ai pu observer que le manque de confiance en soi, qui s’accroît avec les années d’isolement, freine l’intégration des personnes dans de nouveaux groupes. Les proches peuvent aussi, involontairement, limiter l’autonomie des personnes âgées en minimisant leurs capacités ou en pensant que leur proche n’aimera pas telle ou telle pratique. De la même manière, le personnel de soin peut aussi avoir des biais. Nous en avons tous !



Et puis, pour les personnes âgées qui n’ont pas eu des parcours de vie liés de près ou de loin à l’art, la pratique artistique n’est pas évidente. On ne pense pas forcément à des ateliers, on peut aussi ne pas se sentir légitime, ne pas savoir comment s’y prendre. Il y a un vrai travail de médiation à faire à ce niveau-là.




AT : A partir de ces observations, deux aspects qui vous semblent cruciaux à améliorer au niveau des dispositifs artistiques pensés pour les personnes âgées ?


FT : Je dirais le rapport au temps - c’est-à-dire la continuité - et à l’espace - c’est-à-dire le lieu.

La continuité : les participants vivent globalement très mal l’arrêt d’activités qui ne sont pas pensées sur le long terme ou sans continuité lorsque la personne cesse d’être considérée comme “fragile”. Elles vivent ces arrêts littéralement comme « un trou » laissé dans leur vie, un sentiment d’abandon.


Le rapport au lieu : celui-ci n’est jamais neutre, il véhicule des valences positives ou négatives. Nous avons pu observer que la participation à un atelier dans un cadre hospitalier pouvait “enfermer” les personnes dans l’impression d’être “malades”. Certains participants parlaient des ateliers à leurs proches, sans jamais parler du lieu, l’hôpital.


A l’inverse, intégrer le dispositif dans un milieu culturel est pertinent. Cela permet de décloisonner les dispositifs artistiques à destination des personnes fragiles en les réintégrant dans la dynamique de la cité, mais aussi de repenser la vision de l’art afin d’éviter les assimilations trop fréquentes en France où l’art, au contact de profils plus fragilisés, devient, comme on le disait, de l’art-thérapie. De plus, cela favorise la découverte d’autres ateliers artistiques, d’expositions, de spectacles. Enfin, il me semble qu’il est important d’encourager la présence de personnes âgées dans l’espace commun, notamment culturel.


AT : Quels impacts bénéfiques avez-vous pu constater ?


FT : Ils sont tellement nombreux !

En résumé, sur le plan physique, des pratiques comme la danse ou le théâtre contribuent réellement à une réappropriation du corps. En apprenant à se tenir droit, à respirer correctement, et à exécuter des mouvements esthétiques, les participants redécouvrent leur corps et améliorent leur posture au quotidien, bien au-delà de l’atelier. Globalement, les ateliers, y compris la musique ou le chant, requièrent de la mémoire, de la coordination, de l’écoute ou encore de la concentration. Toutes ces dimensions ont de facto des effets positifs sur les personnes âgées, comme sur les plus jeunes d’ailleurs !


Sur le plan émotionnel et psychologique, j’ai pu constater que les dispositifs favorisent le bien-être émotionnel en procurant des émotions positives, comme la joie, la plénitude, une estime de soi renforcée. Ces activités permettent en effet aux participants de redéfinir l’image qu’ils ont d'eux-mêmes, en acceptant leurs fragilités dans un cadre non-jugeant, mais aussi de plonger en quelque sorte dans la créativité.

En se reconnectant à leurs potentialités créatives, les personnes âgées se sentent valorisées et moins isolées, renforçant ainsi leur sentiment d’appartenance sociale. Le groupe est en effet un aspect important : les participants me disaient que l’atelier était devenu essentiel dans leur quotidien, que la coupure des vacances devenait interminable, pour la pratique mais aussi pour ce temps collectif et joyeux.


Au-delà de ces points, ce qui revient dans les entretiens que j’ai pu mener c’est la découverte d’une réelle appétence pour la pratique artistique. Je me souviens de Rose qui me disait “je me découvre créative à 80 ans, je ne pourrais plus m’en passer, c’est fini !”.

Les aspects positifs sont vraiment très nombreux, je dirais que le bien-être physique ne peut pas être détaché du bien-être social.


AT : Quels conseils souhaiteriez-vous donner aux artistes qui interviennent auprès de personnes âgées, notamment en terme de posture pédagogique ?


FT : Sans vouloir donner de leçon à personne, je dirais que bienveillance, écoute, et neutralité sont ici des maîtres-mots, même si cela peut paraître une évidence !


En considérant, comme nous le disions plus haut, les participants comme des apprenants, et non comme des personnes fragiles, il est possible de créer un climat de confiance et de convivialité, essentiel pour encourager l'engagement et l'estime de soi.


Après, il y a une grande règle, c’est la flexibilité ! Un projet artistique doit être pensé comme une forme souple, pouvant bouger et se redéfinir. C’est un point essentiel, on peut arriver avec un projet en tête, un résultat final, et le mur de la réalité vous rattrape ! C’est un équilibre délicat à trouver entre exigence artistique et adaptabilité. Certaines choses resteront sur le côté, il ne faudra pas 4 mois mais 6 ou 7 pour y arriver, il faut travailler avec ces réalités.


Je pense aussi aux rituels, tels que les temps d’accueil, aident à marquer la transition entre l'extérieur et l'intérieur de l'atelier, qui favorisent ainsi l'immersion des participants dans l'expérience et l’adhésion au groupe. Ce point est vraiment essentiel pour moi, il faut pouvoir intégrer ces temps, avant et après l’atelier. Ce sont des moments privilégiés pour échanger de manière informelle, renforcer l’adhésion au projet mais aussi favoriser la création des liens au sein du groupe. Cela demande donc aux artistes d’intégrer ces temps off à l’atelier, pour ne pas être pressé en arrivant ou en partant.


Les ateliers qui fonctionnent bien selon moi sont évidemment des espaces-temps sans compétition, où chaque participant peut explorer librement, tout en bénéficiant d'un cadre structuré et soutenant. Cela demande aussi aux artistes de donner du temps à chaque profil, tout en restant très sensible au langage non verbal pour savoir à quel moment on peut demander aux participants d’aller un peu plus loin. C’est un jeu d’équilibre.

Ce qui est revenu systématiquement dans les entretiens, c’est la place du vocabulaire utilisé par les artistes. Les participants me disaient par exemple que les kinésithérapeutes leur demandaient des exercices similaires, mais le vocabulaire qui était utilisé par les artistes les aidait davantage à les réaliser. Le vocabulaire des artistes apporte une autre dimension, plus imagée, plus sensible, finalement plus détachée de la dimension pratique. Je pense notamment à Isabelle, qui attrapait des objets dans son placard en faisant attention à sa posture, alors que le kiné le lui avait dit moult fois.


Je conseillerais aussi aux artistes d’aller sur site pour visiter les lieux, notamment si les ateliers se déroulent en milieu de soin, pour noter des éléments très pragmatiques qui ont des effets sur la tenue des ateliers : luminosité, bruits, qualité du sol, accès à l’eau, etc. A ce titre, plus on veillit, moins on ressent le besoin de boire. Il est donc important d’encourager les participants à s’hydrater régulièrement, même pour un atelier d’1h30.


Enfin, ici comme ailleurs, je pense qu’il est important de tenir un carnet, beaucoup d’artistes le font. Cela permet de suivre plus facilement les évolutions, mais c’est aussi moyen de s’autoriser à mettre sur papier ses émotions et son état. Cela peut aussi être très pragmatique. En notant des éléments comme la météo, l’énergie du groupe et la nôtre, on peut avoir un autre éclairage. La pluie, le froid, un trafic saturé, des bruits dans le couloir, tout cela joue sur les ateliers. On finit par les oublier, et c’est bien normal, mais en tenant ce petit carnet d’observation, on a plus d’outils pour ajuster les choses. Pour les participants, mais aussi pour nous en tant qu’artiste intervenant. Cette dimension émotionnelle est souvent oubliée - elle me paraît pourtant essentielle -.





AT : Comment cette recherche nourrit-elle votre travail plastique ?


FT : Je dirais que je suis plus sensible à la réception des œuvres, au discours tenu et à l’accessibilité. Je m’intéresse notamment aux personnes âgées ayant eu des parcours migratoires, qui ne maîtrisent pas forcément le français, et comment, en tant qu’artiste, on peut penser des projets collaboratifs tels que des ateliers. Les personnes âgées sont souvent oubliées, mais les personnes âgées parlant peu le français, elles, le sont totalement. Je pense que les artistes peuvent jouer un rôle à ce niveau-là, j’aimerais donc poursuivre un travail artistique dans ce sens.


AT : Avez-vous prévu d’élargir votre recherche à d’autres terrains, et si oui lesquels ?


FT : Nous allons, avec des collègues chercheuses, mettre en place un projet art et recherche en quartier prioritaire et politique de la ville avec des femmes ayant eu des parcours migratoires. C’est un projet pensé sur deux années qui est orienté vers la co-construction avec tous les partenaires, les bénéficiaires, les acteurs de terrain (accueil des publics, institutions, etc.) , les artistes et les chercheuses. Les ateliers seront aussi intergénérationnels, j’espère donc y retrouver des personnes âgées !


Nous n’en n’avons pas parlé, mais la réussite des ateliers tient aussi au travail effectué en amont, souvent long mais essentiel, pour comprendre les besoins, les attentes, et pour trouver un vocabulaire commun ! C’est toujours une aventure humaine.


Entretien réalisé par Annabelle Türkis le 15 septembre 2024.


Crédit photos : Fanny Tuchowski



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