Focus sur les projets artistiques en Ehpad initiés par Mohamed El Khatib.
Tandis que la nouvelle création de Mohamed El Khatib, « La Vie Secrète des vieux », est montrée ces jours-ci au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, nous nous penchons sur les projets que le metteur en scène et réalisateur a initiés en Ehpad.
Annabelle Türkis et Bénédicte Tourrette ont eu la chance d’échanger avec sa collaboratrice Camille Nauffray, qui assure la coordination du projet.
© Yohanne Lamoulère / Tendance Floue
Créée et dirigée par l’auteur et metteur en scène Mohamed El Khatib, l’association Zirlib a inauguré en juin 2022 le premier centre d’art en Ehpad, LBO, aux côtés de ses partenaires l’Ehpad Les Blés d’Or et Malraux. Scène nationale Chambéry Savoie.
Unique en France, LBO instaure un nouveau modèle de « lieu de vie », qui se crée dans la rencontre entre des artistes, les parties prenantes d’un Ehpad - en tout premier lieu ses résidents et les personnels -, des acteurs culturels d’un territoire et ses habitants.
Avec un impact positif sur le bien-être des personnes âgées, le projet LBO est sur le point d’essaimer ailleurs en France et en Europe, avec une prochaine étape cet été, à Avignon, en partenariat avec la Collection Lambert, au sein de l’Ehpad La Maison Paisible.
Camille Nauffray, collaboratrice artistique et responsable des projets Art et Soin de la compagnie Zirlib, nous parle des missions du centre d’art LBO, de ses impacts et des projets similaires à venir.
Quel est votre parcours et quel est votre rôle au sein de la compagnie Zirlib ?
J’occupe un poste transversal : écriture scénique d’une part, et participation aux projets mêlant art et soin d’autre part : co-commissariat, coordination du projet allant de la gestion des partenaires, des artistes, aux outils de médiation et communication.
J’ai un double profil, à la fois artistique et administratif. Sur le plan artistique, la rencontre et la mise en voix de corps sociaux souvent invisibilisés, le partage de la création artistique avec des non professionnels ainsi que l’aspect documentaire de l’écriture nous relient avec Mohamed El Khatib.
Quels sont les principes clefs du projet de centre d’art LBO à Chambéry ?
En premier lieu je dirais la pérennité :
la volonté d’instaurer un lien durable entre l’art et la vie quotidienne des personnes. C’est un enjeu à la fois esthétique, social et politique.
Dès lors qu’on a la volonté d’inscrire l’art dans un quotidien, une pensée de l’espace s’impose puisqu’il s’agit d’investir l’ensemble des espaces de l’Ehpad : réfectoire, chambres, espaces de circulation, etc. Pour ce faire nous avons commencé par poser un diagnostic sensible de l’établissement, et puis rapidement des discussions ont eu lieu autour des questions de goût et du rapport à l’institution : faut-il respecter ou bousculer l’existant ?
Second aspect majeur : la co-création. Puisque l’idée n’était aucunement d’imposer l’art contemporain depuis l’extérieur, mais de créer la possibilité d’une rencontre entre la pratique d’artistes professionnels et l’Ehpad.
De ces deux objectifs majeurs est né le programme de résidences.
Combien d’artistes y ont participé et comment ont-ils été choisis ?
Entre 2021 et 2024, ce sont plus de vingt artistes qui se sont succédé pour assurer une présence artistique mensuelle à l’Ehpad.
Notre parti pris était de travailler exclusivement avec des artistes qui placent la notion de rencontre au cœur de leur pratique, qui écrivent des protocoles de rencontre in situ, dont les « traces » vont ensuite peupler les différents espaces de l’Ehpad sous différentes formes : texte, vidéo, photographie, dessin, collage, performance…
Ce parti pris découle du fait que pour Mohamed El Khatib, l’acte artistique souligne la poésie inhérente au lieu.
Il est un acte de tendresse qui vient révéler la trajectoire de vie d’une personne, de ces « musées vivants » que sont les résidents, comme le dit Mohamed El Khatib.
Pouvez-vous nous parler des projets de co-création ?
Nous avons élaboré différentes typologies de projets. Certains artistes ont demandé aux habitants de leur passer commande, d’autres ont collecté de la matière auprès des habitants et du personnel ou bien partagé un atelier de pratique artistique.
L’objet artistique a pu être, par exemple, le fruit d’une rencontre entre un artiste et un seul résident, un artiste et un groupe de résidents, ou encore avec un groupe préalablement constitué par une activité.
Les œuvres sont donc de vrais compagnons de vie pour les résidents et de travail pour le personnel. Quelles relations avec-vous établi plus particulièrement avec les membres du personnel de l’établissement ?
La pérennité implique justement qu’on travaille avec le personnel, dans une volonté aussi d’améliorer un environnement de travail. Il s’est donc agi de fédérer le personnel, que l’on sait débordé. A nous de leur donner envie de s’y investir sans contrainte et sans qu’ils le perçoivent comme du travail supplémentaire. Cela peut prendre du temps.
C’est justement là aussi l’intérêt d’un projet au long cours : inutile de penser qu’on va réussir à fédérer les équipes dès la première résidence d’artiste.
Que deviennent les œuvres et à qui appartiennent-elles ?
Au fur et à mesure des résidences se constitue une collection. Les artistes lèguent leurs œuvres à la collection et l’Ehpad s’engage à les conserver et à préserver au mieux le parcours d’exposition, même si cela peut évoluer au fil de la vie de l’établissement, dans le dialogue avec le commissariat.
Au sein de cette collection, il n’y a pas que des œuvres signées par les artistes professionnels, mais aussi des créations des résidents qui ont une pratique personnelle et dont certains ont transformé leurs chambres en de véritables cabinets de curiosités.
Quel est le montage du projet ?
Notre volonté était d’emblée de fournir au projet une assise durable et de l’ancrer dans son territoire en l’intégrant dans les projets d’établissement d’un Ehpad et d’une institution culturelle.
Nous avons ainsi élaboré une convention tripartite qui cadre les rôles et les apports de chacun : entre Zirlib, Malraux et l’Ehpad.
Les équipes de l’Ehpad et de l’institution culturelle ont ainsi appris à travailler ensemble et à partager des savoir-faire, c’est aussi cela la richesse de ce projet.
Et c’est aussi de cette manière qu’on peut contribuer à faire émerger la question du grand âge et rendre les personnes âgées plus visibles, car au même titre que les artistes, toutes les parties prenantes du projet ont été sensibilisées.
LBO est ouvert au public : quels outils de médiation avez-vous mis en place ?
Le parcours est ouvert au public dans le cadre de visites guidées conduites par Malraux.
Un site internet dédié a été créé, sur lequel on retrouve la collection.
Un audioguide, accessible sur place et depuis ce site internet, transmet la démarche de certains artistes et la genèse d’une sélection d’œuvres, mais il s’éloigne aussi de sa fonction traditionnelle car il a été conçu comme un véritable témoin de la vie aux Blés d’or.
Quel bilan tirez-vous de ce projet ?
A ce stade, les impacts ont été constatés de manière empirique, mais nous sommes en train de mettre en place une méthode de mesure d’impact en collaboration avec l’agence Phare.
Les personnels de l’Ehpad font état, chez les résidents, d’un sentiment de bien-être, d’une motricité plus importante, d’une meilleure estime de soi, d’un sentiment de solitude moindre.
Cela renouvelle le lien soignant/soigné devenu parfois routinier, provoque des nouvelles discussions sur des sujets inédits avec les proches, stimule une forme de curiosité entre les résidents et favorise l’émergence de souvenirs partagés.
Les événements festifs ou les présences artistiques font se croiser des résidents et leurs familles avec des personnes de tous les âges, des habitants issus d’autres régions françaises ou d’ailleurs, des personnes aux métiers différents, etc.
Ajoutons à cela que le nombre de dossiers déposés par les familles pour inscrire leurs proches dans l’Ehpad Les Blés d’Or a augmenté, ce qui montre que les familles privilégient ce site en particulier.
Quelles sont les prochaines étapes pour LBO ?
Nous avons confié le commissariat artistique pour les trois prochaines années à Julien Daillère et la compagnie La TraverScène, implantée en Auvergne-Rhône-Alpes.
Vous êtes sur le point de lancer des projets de centres d’art similaires dans d’autres villes en France et en Europe. Où et quand ?
Effectivement, un certain nombre de centres d’art en Ehpad vont voir le jour en France en 2025, dont certains avec des résidences qui sont actuellement en cours, par exemple :
à l’Ehpad La Maison Paisible à Avignon avec la Collection Lambert (inauguration juillet 2025) ;
au centre de réadaptation Richelieu Croix-Rouge à La Rochelle avec La Coursive - Scène nationale La Rochelle (inauguration automne 2025) ;
Et d’autres projets sont en construction en France.
Au niveau européen, nous construisons un premier projet en Belgique : dans la maison de repos Sainte-Gertrude à Bruxelles, à la demande du Théâtre National Wallonie-Bruxelles (inauguration mai 2025).
Et ce n’est qu’un début – en tout cas nous l’espérons.
Entretien réalisé par Annabelle Türkis et Bénédicte Tourrette le 22 février 2024.
Artistes du centre d’art LBO :
Résidences à venir 2024 : Maria Landgraf, Pauline Picot (dates précises et autres artistes : à venir)
Artistes précédemment invité·e·s2021 – 2023 : Mireille Blanc, Bonnefrite, Patrick Boucheron, Alain Cavalier, Aurélie Charon, Sonia Chiambretto, Isabelle Daëron, Capucine et Simon Johannin, Jérémy Gobé, Kim Hou & Paul Boulenger (About a worker), Yohanne Lamoulère, César Langlade, Hervé Mayon, Théo Mercier, Dominique Petitgand, Frédéric Pierrot, Louise Sari, Damien Traversaz, Julien Daillère et Aline Dauchy, Darius Dolatyari Daoust, Aurélie Slonina, Adrianna Wallis.
Avec les œuvres des résident·e·sCharles Second, Raymond Brachet, Hélène Buffet, Marie-Claude Million, Clarisse Bouvier.
Partenaires :
En plus des apports numéraires de Malraux. Scène Nationale de Chambéry Savoie, l’Ehpad Les Blés d’Or de Saint-Baldoph et ZIRLIB, cette expérience a été réalisée dans le cadre du programme de soutien à la création artistique Mondes nouveaux – Ministère de la Culture ; volet culture du plan France Relance, le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès, celle de la conférence des financeurs de la prévention de la perte d’autonomie du département de la Savoie, l’aide de l’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes, la Direction régionale des affaires culturelles Auvergne-Rhône-Alpes et de la Région Auvergne-Rhône-Alpes programme Culture et Santé animé par interSTICES (2021 et 2024).
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